Royale Visite - Melior

Les dents du jeune homme se refermèrent sur la pomme avec une violence que le pauvre fruit n'avait sans aucun doute pas mérité. Il mâchouilla fermement, son regard bleuté tourné vers la porte de la salle qu'il avait choisit pour accueillir son invité. Son père était trop occupé, aussi avait-il fait le choix de laisser l'honneur de cette visite à son fils, qui en avait bien évidemment été ravi. Parce qu'il n'avait que ça à faire, bien sûr, de recevoir des gens qu'il ne connaissait pas, mais alors pas du tout. Heureusement, le service avait été on ne peut plus soigné ; plusieurs tables étaient installés, avec les banquettes qui allaient avec, on pourrait dîner tranquillement pendant une bonne partie de l'après-midi. Les plats aussi commençaient à être apportés, et ils étaient tous plus somptueux les uns que les autres, autant dire que cela n'allait pas être facile de tout terminer, d'autant qu'on avait encore aucune idée du nombre qui allait se ramener.

La pomme terminée, le jeune homme la jeta doucement vers un bol qu'un esclave s'empressa d'aller changer ; celui-là n'aurait pas dû être utilisé si tôt mais comme d'habitude, le jeune prince n'en faisait qu'à sa tête. Au dehors, le soleil éclairait la ville, faisant rejaillir l'éclat de l'eau et les voiles colorées qui voguaient dessus. Le jeune homme poussa un soupir, allons, ce pourrait être intéressant, si ça se trouve. A vrai dire, il ne se souvenait même plus de qui il devait recevoir. Alors qu'il se tournait vers un soldat pour reposer la question, on annonça.

- Mon Prince, Dame Melior est arrivée.

Ah oui, voilà. Dame Melior, une vieille pimbêche, femme de l'archonte de Lydie, qui allait sans aucun doute passer la journée à se plaindre et à lancer des remarques piquantes sur tout ce qu'elle aurait sous les yeux, pour le simple plaisir de l'embêter. Magnifique. Le Prince se leva tout de même pour prendre un air décent quand son invitée serait là. Il rajusta sa toge blanche, rehaussée de rouge pourpre.

- Faites la entrer.

Flanquée de deux suivantes, la vieille pimbêche fait son entrée. Oh, attendez... Vieille ? Même avec toute la mauvaise volonté du monde, on ne saurait lui donner plus de vingt-cinq ans. Bien que l'archonte Secundus Anaxiomène approche de la cinquantaine et soit renommé pour sa laideur, son épouse, elle, est d'une beauté spectaculaire. Ses cheveux noirs et brillants, à peine retenus par un diadème d'argent, dévalent son dos jusqu'à une chute de reins pour le moins intéressante, offrant un contraste bienvenu avec sa peau laiteuse et ses yeux d'un vert intense. Sa robe de soie à la grecque, un ton plus claire que ses yeux, laisse deviner un corps élancé non dépourvu de rondeurs. Quelques détails, cependant, peuvent créer un malaise.

Tout d'abord, la beauté sans défaut est... un peu trop parfaite. Son teint évoque l'albâtre plus que les couleurs de la vie ; ses yeux ont l'exact éclat de l'émeraude taillée, et qui a déjà vu des yeux d'une couleur pareille ?

Ensuite, ses suivantes offrent avec elle et entre elles une ressemblance troublante, bien que l'une soit blonde aux yeux noirs et l'autre rousse aux yeux bleus. A peine sorties de l'adolescence, elles ont le teint plus coloré que leur maîtresse mais offrent le même genre de beauté légèrement surhumaine. L'épouse de l'archonte les a probablement choisies pour l'effet esthétique, mais on se demande comment elle a fait pour les dégoter.

Celle-ci s'incline profondément, un sourire aux lèvres. Ses manières impeccables ne parviennent pas à masquer une confiance en soi qui confine à l'arrogance ; un peu comme si elle était la reine, et Constantin le solliciteur.

Dans un grec irréprochable, mais aux sifflantes bizarrement accentuées, elle susurre :

- Votre Altesse impériale. Vous me voyez honorée que sa Majesté ait cru bon de dépêcher son fils en personne pour m'accueillir.

Elle se redresse et son regard appréciateur enveloppe le prince d'une manière totalement inconvenante pour une femme, mariée qui plus est. On voit d'ici le tableau : l'époux vieillissant ne doit rien pouvoir refuser à sa jeune et si belle moitié, malgré la taille de ses cornes.

Le regard azur du Prince scanne longuement son invitée et ses servantes, mais passe très vite de l'aspect clinique à un air plus intéressé. Il leur adresse à toutes un sourire chaleureux, masquant très bien sa surprise. L'Archomte n'était pas sensé taper dans la cinquantaine ? Enfin, il fait ce qu'il veut après tout, d'autant plus s'il arrive à se dégoter une femme comme celle-là. L'observant de nouveau du coin de l’œil, Constantin se demande si elle a recours à des artifices pour sublimer les couleurs de sa peau et de ses yeux ; c'est tout à fait possible a priori mais ce serait très voyant vu la tête qu'elle a. Et pourtant, il ne distingue rien sur elle, bah, elle doit simplement être très doué dans son domaine.

Son arrogance est typiquement celle de la personne qui est persuadé de ne plus avoir de compte à rendre à personne étant donné le niveau qu'elle a atteint, et ce peu importe la manière. Il faudra qu'il se souvienne de rappeler à son père de la faire accueillir par un sous-fifre la prochaine fois, histoire de lui apprendre un peu.

Interceptant son regard plus qu'intéressé, le jeune homme se contente de lui répondre par un large sourire, qui ne montre aucune trace de désapprobation mais qui n'est pas une invitation non plus. Inutile de se montrer trop accessible dès la présentation ; il est tout de même un Prince, il doit conserver un certain standing, au début. Et puis, c'est toujours plus amusant ainsi.

- Allons Dame Melior. L'Archomte Secundus a toujours été un ami personnel de notre famille, c'est tout naturel. … Mais installez-vous, je vous en prie.

Et pour donner l'exemple, il s'installe souplement sur la banquette centrale, leur désignant d'un vaste geste les diverses banquettes installées autour des tables.

Tandis que ses deux suivantes, se gardant bien de s'asseoir, vont se poster le long du mur, la jeune femme se dirige d'un pas souple et ondulant vers le divan qui fait face au prince et s'y installe avec abandon, ne cachant pas son plaisir de se nicher au creux des coussins. Si sa façon de bouger n'est pas dénuée de grâce, elle aussi donne une impression dérangeante, comme si ses os étaient moins rigides que la normale.

Le regard minéral, hypnotique, se fixe sur le prince, et malgré le sourire avenant qui l'accompagne, il est très possible que le jeune homme sente un frisson lui courir dans le dos.

- Mon mari estime énormément votre père, dont j'ai toujours entendu dire le plus grand bien, entame-t-elle. En revanche, à votre sujet, je ne sais presque rien, j'en ai peur. Avez-vous l'esprit aussi affûté qu'on le dit ?

Eh bien, apparemment, ils seront les seuls à véritablement banqueter, tant pis pour les servantes de l'invitée. Ceux de Constantin sont tout aussi peu présents, faisant toutefois quelques va et vient dans la salle pour apporter plat et boisson. Le jeune homme ne leur adresse pas un regard, préférant se concentrer sur la jeune femme qu'il reçoit, qui le fixe d'ailleurs d'un regard émeraude impressionnant. Elle est manifestement très souple, presque trop en fait et, une fois installé, se fixe sur lui. Sans vraiment faire attention, le jeune homme sent un frisson lui parcourir le dos mais n'en montre rien, répondant très calmement.

- Eh bien, ce n'est pas grave. Nous avons le temps d'arranger cela de toute façon.

Le sourire est amusé, on pourrait presque croire qu'il n'y a aucune potentielle mauvaise interprétation de sa phrase.

- L'esprit aiguisé, il paraît oui. Je ne saurais le dire moi-même, n'ayant jamais vu comment les autres esprits réfléchissent, mais on a toujours dit beaucoup de bien du mien. Néanmoins, on dit beaucoup de bien de beaucoup de choses chez moi, il ne faut pas prêter foi aux propos de courtisans.

Là encore, difficile de dire si oui ou non il est sérieux, et à quel sujet.

Un lent sourire appréciateur se dessine sur les lèvres de l'invitée, tandis que son regard débarrasse une nouvelle fois le prince de sa toge, sans vergogne. Elle ne fait pas mine de toucher aux plats raffinés et aux vins qui sont apportés ; sans doute attend-elle que l'héritier de Byzance se serve en premier.

- Je n'ai pas la chance d'être assez proche de la cour pour avoir pu profiter des commérages qui s'y chuchotent, et vous m'en voyez tout à fait navrée, ironise-t-elle. Tout ce que je sais de vous, je le sais de Secundus.

Elle arrange distraitement l'un des deux bracelets d'argent en forme de serpent lové qui ornent le haut de ses bras, puis reporte son regard magnétique sur le prince avec un sourire éblouissant.

- Je crains qu'il ne soit bon juge qu'en matière d'esprit. Par conséquent, il ne m'avait pas du tout parlé de votre apparence... Vous me voyez très heureusement surprise.

Si le Prince ne se montre pas surpris de l'attitude de son invitée, il ne peut s'empêcher de s'interroger intérieurement ; c'est bien la première fois qu'on le déshabille du regard avec si peu de discrétion. Pas que cela soit véritablement dérangeant, venant d'une femme aussi … intéressante, mais c'est tout de même notable. Lui-même décide de ne lui rendre la politesse que très discrètement, examinant ses formes du coin de l’œil tandis qu'il se serre dans quelques plats pour picorer et donner ainsi le signal de début du repas.

- Eh bien, je suis honoré que l'apparence vous convienne, Madame. Moi-même je n'avais que très peu entendu parler de vous, je suis tout à fait ravi de vous rencontrer enfin.

Nouveau sourire, son regard passe lentement du bracelet d'argent aux yeux verts émeraudes, s'y fixant sans vergogne. Il est assez doué pour ne pas laisser son regard dériver trop fort.

- Mais j'imagine que vous n'êtes pas venue à Byzance uniquement pour constater de visu mon apparence, je me trompe ?